LES TANNERIES DE CHATEAU-RENAULT
Après avoir perdu sa propriété à la suite d'un incendie qui ravagea aussi tous ses biens, mon arrière grand-père Louis VOYER s'est installé à Château-Renault en 1896 avec son épouse Françoise et sa fille, ma grand-mère Elise au 13 rue Chaptal, il se fait embaucher comme corroyeur à la tannerie de la ville, tout près de son domicile.
De toutes les villes de la Touraine et de l'Orléanais, Château-Renault est la seule qui donne, au passage, l'impression d'une ville industrielle.
De hautes cheminées d'usines dominent les arbres dans lesquels sont enfouies les maisons : on a l'impression de quelque cité de Flandres, avec, en plus, la pureté du ciel et la tranquilité de l'horizon. Mais ces cheminées, fait singulier au premier aspect, ne répandent point sur le paysage la fumée noire et lourde des usines : une buée légère, d'un gris de lin, monte en volutes vers le ciel. Les deux vallons de la Brenne et du Gault ne perdent rien de leur fraîcheur, et le vieux château, dominé par les ruines pittoresques d'un donjon du XIIe siècle n'est pas noirci par le voisinage des usines.
La gare elle-même n'a pas le caractère ordinaire de ces monuments dans des cités ouvrières : c'est un ravissant édifice Louis XIII, d'une pureté et d'une élégance bien rares, tentative heureuse pour réagir contre la banalité ordinaire des bâtisses de voie ferrée. C'est, du reste, le type adopté pour les gares voisines sur la ligne de Tours.
L'entrée en ville répond peu à ce premier aspect. Des maisons basses et grises, d'étroites ruelles ramènent à la réalité. Une odeur pénétrante de tannée saisit. A travers des grilles, on aperçoit de hauts bâtiments à claire-voie ; par les fentes des persiennes, on voit se balancer d'étranges objets. Le sol est formé de tannée. Un bruit sourd, sans cesse répété se fait entendre : ce sont les machines à battre et assouplir les cuirs. Nous sommes en effet dans une ville de tanneurs ; bien mieux : au coeur même de cette industrie. Château-Renault est pour les cuirs ce que Lyon est pour la soie, Lille pour les lins et Bordeaux pour les vins : une capitale. La marque de Château-Renault vaut de l'or ; tout cuir portant cette estampille fait prime.
Diane de Poitiers, favorite d'Henri II ne supportait plus l'odeur nauséabonde de certaines tanneries de Vendôme située à 30 km, c'est donc à Château-Renault au XVIe siècle que la tannerie apparaît sous la forme d'une véritable industrie. La maison Placide Peltereau, autour de laquelle ont été créés dix autres établissements de tannerie, tous considérables, a été fondée en 1542 par le maître tanneur Bertrand PELTEREAU. De père en fils, elle existait encore à la Belle Epoque. Les écorces de chênes, très abondantes et excellentes dans cette région, la force motrice de deux cours d'eau riches en carbonate de calcium ont été la cause de cette prospérité. En outre, Tours, beaucoup plus peuplée, bien plus commerçante alors qu'aujourd'hui, était pour Château-Renault un excellent débouché. Mais la supériorité de ses produits fut pour beaucoup dans cet accroissement incessant de l'industrie des cuirs.
Vers 1786, une importante crise du textile a poussé les fabriques de draps à se reconvertir dans le cuir. Petit à petit d'autres tanneries se sont installées à ce moment là. La clientèle était constituée de cordonniers, bourreliers et selliers.
En 1806, Château-Renault est au premier rang des tanneries d'Indre et Loire avec 24 maîtres tanneurs sur 84, 230 fosses sur 606 et 250 ouvriers sur 821. La fermeture des marchés sous l'Empire et la politique protectionniste de la Restauration vont être à l'origine de nouveaux marchés vers le midi de la France et l'Italie.
Non contente de sa notoriété de capitale du cuir, Château-Renault se dote d'un Hôtel de Ville à la hauteur de son dynamisme.
Cette prépondérance de Château-Renault sur l'industrie du cuir apparaît à première vue. Les usines, notamment celles de Placide Peltereau ont un caractère monumental qu'on ne trouve pas ailleurs : on a mis une sorte de coquetterie dans la construction de ces hauts bâtiments. Les charpentes sont peintes ; des planches découpées et ajourées bordent les toitures ; les escaliers extérieurs ont une légèreté et une grâce bien faites pour étonner, ne dit-on pas que sa cheminée aurait été rehaussée de six mètres, pour éviter qu'elle ne soit dépassée par celles des concurrents,... Comme les seigneurs toscans de San Gimignagno, comme les bâtisseurs de cathédrales,... "Quo non ascendam"... ; dans plusieurs établissements, la lumière électrique a remplacé le gaz. On devine une industrie florissante. Un autre raison de l'essor de la tannerie est liée à l'introduction de la mécanisation dans la fabrication des cuirs, puis au développement des moyens de transport avec l'arrivée du chemin de fer en 1867 grâce auquel parviennent sur les bords de la Brenne les peaux importées par Le Havre. A cette époque, la tannerie renaudine connaît son âge d'or. Si le nombre des entreprises a tendance à baisser au début du XXe siècle, passant d'une quinzaine à huit, celui des ouvriers évolue en sens inverse et avoisine le millier.
D'importantes mutations techniques sont également intervenues. Des siècles durant, l'écorce de chêne fut le seul agent de tannage et on respectait, à Château-Renault, l'adage : "Pour faire du cuir, il faut du tan et du temps". Une des qualités principales des cuirs, qui a permis d'accéder à cette notoriété, est la façon tannage extra lent. Il faut entre 24 et 30 mois pour passer d'une peau brute à un cuir tanné. On lavait la peau dans l'eau de la rivière. Une des opérations les plus pénibles était l'écharnage : le ouvriers raclaient le cuir sur un chevalet de bois, avec un long couteau à deux manches, le boutoir. Bien d'autres façons suivaient : découpe, tannage, essorage, dérayage, mise en huile, etc. Certes ces rudes travaux persistent, mais grâce à l'emploi de nouvelles matières tannantes et du tannin pur, le délai de traitement est réduit à un maximum de quatre mois.
Travail pénible que celui des manoeuvres et des lisseurs, obligés d'oeuvrer constamment dans l'humidité, de manipuler de lourdes peaux pesant plusieurs dizaines de kg, le tout dans un vacarme assourdissant. Et jusqu'en 1895, il faut accomplir dans l'usine Peltereau des journées de 12 h, qui sont alors réduites à 11 puis à 10 en 1908.
La tannerie entraîne dans son sillage tout un complexe d'activités associées : corroierie, pelleterie, mégisserie, fabriques de chaussures et galoches. Les débris des tanneries servent de matière première à deux fabriques de colle forte.
Vers la fin du XIXe siècle, on traite à Château-Renault plus de 200 000 gros cuirs chaque années. La grande spécialité est la fabrication des cuirs à semelles, d'une réputation inégalée en France ; la tannerie de Placide Peltereau fabrique aussi des cuirs à courroies et pour la bourrellerie, qui trouvent preneurs sur touts les continents. D'ailleurs, à l'Exposition Universelle de 1867, ce maître tanneur a obtenu une médaille d'or pour la qualité de ses produits. C'est un honneur pour cette petite ville d'avoir su conserver sa place et sa réputation. Pourtant, la contrefaçon n'a rien épargné, pour en limiter les risques, dès 1885 est créée une "Union des Tanneurs" qui appose sa marque de qualité sur les cuirs renaudins, les tanneurs se sont syndiqués pour poursuivre les contrefacteurs devant les tribunaux.
En 1898, on apprenait que des quantités de cuirs jetés sur le marché au-dessous du cours par une maison du Midi étaient vendus comme cuirs de Château-Renault ; huit maisons ont fait analyser ces peaux et ont découvert que, pour augmenter le poids, on les avait chargées de glucose et de baryum. La Cour d'Orléans a condamné les contrefacteurs.
Vers 1900, les ouvriers à la tâche, c'est-à-dire l'immense majorité, gagnent 42, 48 ou 50 fr. par semaine. Les ouvriers à la journée sont rares ; ils gagnent de 2 fr.75 c. à 3 fr. Il peut s'y ajouter un complément en nature, la "tannée" résidus des écorces de chêne utilisable comme combustible. Un patron paternaliste comme Testu-Jodeau verse en outre une prime annuelle. Dans plusieurs usines, une solidatité ouvrière s'organise aussi sous forme de sociétés de secours mutuels.
Grâce à ces activités industrielles, la population renaudine a augmenté régulièrement au cours du XIXe siècle, pour avoisiner les 4500 habitants en 1900. Les clivages sociaux marquent le paysage urbain, la haute ville des familles riches et aisées dominant des bas quartiers où s'alignent les modestes habitats ouvriers.
Les tanneries de Château-Renault ne fonctionnent plus mais aujourd'hui un Musée a été créé dans les anciens batîments où sont présentés les différentes étapes de la fabrication du cuir selon les méthodes traditionnelles et les métiers qui les utilisaient. Des machines en état de marche sont exposées et un film retraçant le travail dans une tannerie encore en activité vous est proposé à l'issue de la visite.
Musée du Cuir et de la Tannerie
105 ter rue de la République
Château-Renault
Renseignements : 02.47.56.03.59
Sources : Ardouin Dumazet, Voyage en France, 1899